Emmanuelle LABORIT

"Le cri de la mouette"

 


Elle est sourde profonde de naissance de parents entendants. Ces parents l'ont appelé "mouette" à cause des cris aigus qu'elle émettait comme les oiseaux de mer. Elle ne savait pas si c'était "mouette ou muette". Son signe : " le soleil qui part du cœur".

Dans sa petite enfance, elle ne connaît que l'instant présent. Hier, demain lui était inconnu. Elle voyait une personne disparaître puis revenir et se demandait toujours où a-t-elle disparue? N'étant pas en contact avec des adultes sourds; elle pensait qu'elle était seule au monde dans cet état. Elle pensait qu'elle allait mourir très jeune et qu'elle ne grandirait pas. Mais un beau jour, on n'a plus dit d'elle "qu'elle n'entendait pas" mais on a dit d'elle "qu'elle était sourde". Alors, elle comprit qu'elle faisait partie d'une catégorie sociale "les sourds".

Elle a un dialogue dit : "ombilical" avec sa mère. Elle signe avec des signes appris entre-elles. Elle ramène toujours le visage de sa mère vers le sien.
Les bruits des entendants sont aussi des images :
La vague qui roule sur la plage, calme et douce est une sensation de sérénité, de tranquillité. Celle qui se hérisse et galope en faisant le gros dos, c'est la colère.
Le vent, ce sont mes cheveux qui flottent dans l'air, la fraîcheur ou la douceur de ma peau.
Par contre, elle ressentait très fort les vibrations par le sol.
Elle mettait aussi son corps contre le ventre de son père pour sentir les vibrations de sa voix. Elle mordait dans la guitare de son oncle pour ressentir la musique.

A 7 ans, elle commence à apprendre la langue des signes, avec d'autres sourds mais continue l'école oraliste qui l'a fait enrager. C'est aussi la naissance de sa soeur Marie entendante.
Elle part pour 1 mois à Washington dans une ville universitaire de sourds, tout une ville sourde... Elle mettra 3 mois seulement à apprendre la langue des signes quand ces parents mettront 2 ans. Enfin, elle communique avec son père.

A 11 ans, elle rentre dans une école de sourds mais oralistes, interdit de signer. C'est la colère.
Beaucoup de parents d'autres enfants sourds n'ont pas appris la langue des signes. Ils leurs disent : "force toi de parler et tu parleras, articule, imite-moi" c'est à dire : "débrouille-toi pour être à mon image" (entendant).

La surdité est le seul "handicap" qui ne se voit pas. Alors, les autres rêvent de l'effacer, puisqu'elle n'est pas visible. Ils ne comprennent pas que les sourds n'aient pas envie d'entendre. Pour eux, la langue des signes ce n'est pas beau. C'est une langue inférieure. (L'injustice est quelque chose d'horrible. En prison, on est contrait de se taire et d'accepter.)

Pourtant avec un peu plus de Minitel, un peu plus de sous-titres, nous les sourds, nous pourrions plus facilement avoir accès à la culture. Il n'y aurait plus handicap, plus de blocage, plus de frontière entre nous.

Un jour, l'ex-ministre aux handicapés (lui-même dans un fauteuil roulant) dit : " Parlez et vous vous intégrerez".
Le sourd fâché répond : " Si je dois parler, alors lève-toi et marche"
A 16 ans, elle est révoltée entre le monde des sourds et le monde des entendants. Elle veut voler de ces propres ailes et ne plus avoir à demander de l'aide de ces parents.
Sa mère dit : "Emmanuelle refuse d'être considérée comme une handicapée. Pour elle, la langue des signes correspond à la voix, ses yeux sont ses oreilles.
C'est la période où ces parents divorcent. Elle prend conscience qu'elle a besoin des sourds et des entendants. Partie 1 mois en vacances en Espagne avec ses parents et des entendants, elle étouffe. Elle fut contente de retrouver le monde des sourds.

A une boum, son copain l'a trompe. Et elle le quitte. Elle continue à boire et à sortir. Elle est mal dans sa peau; tout comme un jeune entendant peut-être aussi mal dans sa peau à cet âge-là. Mais un beau jour, c'est le déclic. Elle a toujours rêvé de faire du théâtre mais un ami lui dit passe ton bac après on verra. Ces parents lui disent la même chose.

A 17 ans, elle décide d'étudier 3 ans pour passer son bac. Premier essai, c'est l'échec.
Ces parents l'encouragent à persévérer, pour repasser son bac. En 1992, (elle a presque 20 ans), elle obtient son bac.

Un jour, un metteur en scène téléphone à sa mère. Il veut voir Emmanuelle à propos d'une nouvelle création "Les enfants du silence". Elle prend rendez-vous avec lui. Il la veut dans le rôle de Sarah. Il veut une sourde car la pièce a déjà été jouée 2x par une Sarah entendante.

"Les enfants du silence" raconte le défi de deux mondes. Celui d'un entendant (Jacques) et celui de Sarah (sourde). Jacques, professeur dans un institut de sourds. Il veut les obliger à lire sur les lèvres et enfin à parler....
La pièce est nominée pour les Molières. Elle a remporté le Molière de la révélation théâtrale pour son rôle de Sarah.
Le lendemain, dans les journaux on lisait : "la sourde-muette reçoit le Molière". Pour elle, elle n'est pas muette. Muet signifie qui n'a pas l'usage de la parole. C'est absurde. Avec mes mains comme avec ma bouche, je signe et je parle.

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